La SNCF veut faire dérailler la presse graffiti
Trois magazines assignés en justice pour avoir publié des photos de trains peints.
Dans son dernier numéro, le magazine Graff It, consacré à la culture graffiti, publie une liste de noms de photographes, journalistes, cinéastes, galeristes... et pose cette question : « Seront-ils un jour poursuivis ? » Toutes ces personnes ont en commun d’avoir publié, diffusé ou exposé depuis le milieu des années 70 des images de trains recouverts de graffitis peints à la bombe aérosol. Le train est un support privilégié de la culture graffiti car il permet de diffuser très rapidement sa peinture au plus grand nombre.
Du jamais vu. Depuis le 18 décembre, la SNCF considère que publier une photo de son matériel roulant portant des tags et des graffitis « porte atteinte à l’image de rigueur et de propreté que la SNCF entend donner à sa clientèle », et que reproduire des graffitis incite à tagger. A cette date, la société a assigné en justice trois magazines : Graff It, Graff Bombz et Mix Grill, et une marque de bombe aérosol, Polimex International, qui, dans un dépliant publicitaire, aurait diffusé une photo d’un de ses trains. La SNCF réclame à chacun 150 000 euros de dommages et intérêts.
C’est une première dans le monde. Même aux Etats-Unis, où on pratique depuis les débuts des années 90 la tolérance zéro en matière de graffiti, la presse n’a jamais été assignée en justice. Des producteurs de cassettes vidéo montrant des graffiti-artistes en action, des sites Internet diffusant des images de trains taggés ont été poursuivis, mais aucun des organes de presse qui commentent l’actualité du graffiti depuis le début des années 80 : « Un pays où la presse est libre ne peut pas se le permettre, rappelle Susan Farrell, du site américain graffiti.org. Si la SNCF obtient gain de cause, ce sera un dangereux précédent. » Emmanuel Moyne, avocat de la société Graff It Productions, considère lui aussi que cette assignation en justice est attentatoire à la liberté de la presse : « Elle signifie qu’un certain nombre de faits sociaux pourront continuer à être relatés, mais ne pourront plus être illustrés puisque publier une photo d’une oeuvre peinte sur un support sans l’autorisation de son propriétaire deviendrait illégal. »
Composante de la culture hip-hop, considéré comme un mouvement artistique par de nombreux observateurs, des musées aux commissaires de ventes aux enchères, le graffiti est un art vivant dont l’actualité est suivie par une dizaine de magazines en France. Dès le début des années 90, les éditions Florent Massot publient le respecté Intox. Aujourd’hui, presque tous les magazines spécialisés dans la culture hip-hop (Groove, Radikal) consacrent des pages au graffiti : « C’est une part importante de l’histoire de cette culture, résume Olivier Cachin, rédacteur en chef de Radikal. Mais depuis un an et demi, on le traite de façon prudente. On a senti le vent tourner avec le changement de gouvernement, on a recadré la rubrique. Sur mon initiative, on ne publie ni train, ni mur appartenant à la SNCF puisque c’est un tabou en France. On tronque une partie de l’actualité de cette culture, mais on ne veut pas faire de provocation. »
« Bout de rail ». N’empêche : malgré leurs efforts, Worldsigns, Graff It et Radikal se sont vu supprimer au printemps dernier leur numéro de commission paritaire, qui permet aux journaux de bénéficier d’une moindre TVA et d’un allégement des tarifs postaux : « Tous les ans, raconte Olivier Cachin, le numéro est renouvelé devant une commission. En ce qui nous concerne, ils ont réussi à trouver une photo de quelques centimètres avec un bout de rail. » Pendant deux mois, Radikal suspend sa rubrique « Gettin’Fame », puis retrouve son numéro de commission paritaire en faisant appel. Aujourd’hui, « Gettin’Fame » s’attache plus à suivre l’actualité d’un artiste qu’à relater ce qui se passe dans la rue, et publie, en grosses lettres, l’article de loi concernant le délit de dégradation.
Outil de régulation dans le domaine de la presse, le numéro de commission paritaire serait utilisé, selon Olivier Cachin, pour censurer les magazines de graffiti : « Parler de graffiti est aujourd’hui devenu un acte subversif. Il faut rappeler qu’on ne tue pas de gens en dessinant des graff sur les murs ; or, des magazines qui mettent en couverture des voitures qui roulent à plus de 300 km/h en bénéficient comme les revues d’armes à feu. De la même manière, en réclamant 150 000 € de dommages et intérêts à Graff It, Graff Bombz et Mix Grill, la SNCF ne veut pas simplement rétablir son honneur et rappeler à l’ordre ces magazines. Elle veut les voir disparaître. »
Olivier Jacquet, rédacteur en chef de Graff It, confirme : « On n’a pas cette somme-là, on n’a même pas de trésorerie. » La SNCF lui reproche d’avoir publié des photos de trains entre juillet et décembre 2002, soit sur deux numéros de ce bimestriel, et sur 10 de ses 92 pages. « Il m’apparaissait primordial de présenter tous les supports du graffiti, du mur sur les terrains vagues aux expositions en galerie, justifie Olivier Jacquet, auteur des photos publiées. On voulait représenter d’une manière fidèle ce qui ce qui passait à l’époque. Aujourd’hui, on ne publie plus de trains peints à la bombe aérosol car il n’y en a plus qui circulent. » Un des rares magazines spécialisés, avec Worldsigns, à s’intéresser aux cultures urbaines, Graff It propose depuis ses dix premiers numéros des interviews d’urbanistes et de conservateurs de musées.
En première audience le 23 janvier, le procès de Graff It et de ses confrères a été repoussé au 5 mars pour complément d’informations.
Article paru sur Liberation le net "http://www.liberation.com" du 16.02.04 par Stéphanie BINET. |